« S’il vous plait, dessine-moi une marque olfactive »
Le 2 juillet 2024, la société Crayola a vu sa demande de marque olfactive enregistrée aux Etats-Unis pour protéger l’odeur de ses célèbres crayons de couleur en cire.
Cet enregistrement fait suite à une longue bataille juridique avec l’office américain des marques (USPTO). En effet, la demande de marque déposée en septembre 2018 a essuyé 4 fois un refus d’enregistrement de la marque par l’USPTO.
Cette affaire illustre la difficulté pour les entreprises d’obtenir une protection pour leurs marques non conventionnelles.
La nécessité de représenter sa marque
Le déposant doit produire une représentation de la marque qu’il souhaite protéger.
Cette représentation est indispensable pour figurer dans les registres des offices de marques et ainsi permettre aux autorités (tribunaux) comme au public (consommateurs, concurrents) d’identifier avec exactitude le signe dont la protection est demandée ou accordée.
Cette exigence ne crée par de difficultés pour les marques traditionnelles, comme les marques verbales ou les logos : leur représentation graphique suffit.
En revanche, elle est nettement plus complexe s’agissant des marques dites non conventionnelles (marques olfactives, sonores, hologrammes, etc.).
La demande déposée par Crayola
Dans son formulaire de dépôt, Crayola a fourni la description suivante de sa marque olfactive :
« A unique scent of a pungent, aldehydic fragrance combined with the faint scent of a hydrocarbon wax and an earthy clay ».
Traduction libre : « Un parfum unique d’une fragrance piquante et aldéhydique combinée à une légère odeur de cire d’hydrocarbure et d’argile terreuse. »
En parallèle, Crayola a expédié 3 boîtes de crayons à l’examinateur de l’USPTO, précisant dans cet envoi que « Nous vous serions très reconnaissants de bien vouloir faire en sorte que cela soit inclus dans le dossier de cette demande ».
Voilà une requête bien difficile à honorer et qui résonne comme un aveu à demi-mot de Crayola de la complexité à représenter la fragrance qu’elle souhaite protéger.
Le refus de l’office américain
L’USPTO opposera plusieurs refus successifs à l’enregistrement de cette demande de marque.
Ses décisions étaient fondées sur plusieurs motifs de refus. L’un d’eux consistait à considérer que la senteur des crayons provient des ingrédients entrant dans la composition des crayons.
Or pour l’USPTO, la senteur était directement liée à la conception fonctionnelle des crayons de sorte qu’il n’est pas possible de la déposer en tant que marque.
L’enregistrement de la marque
Pour convaincre l’USPTO, Crayola fera notamment appel aux services d’experts et chimistes pour démontrer que la senteur des Crayola est « unique », malgré l’utilisation d’ingrédients communs par ses concurrents pour la fabrication de crayons en cire.
Crayola détaille que cette senteur unique se révélerait au cours d’une étape spécifique dans son processus de fabrication. En raison de cette étape spécifique, la senteur ne peut pas être perçue comme liée à la conception fonctionnelle des crayons, car elle n’est pas le résultat des ingrédients utilisés dans la fabrication des crayons.
Il faut aussi noter que Crayola revendiquait une distinctivité de sa marque olfactive acquise par l’usage. De nombreux témoignages en ligne ou d’articles de presse versés au dossier élèvent la senteur des Crayola, made in USA, en véritable « madeleine de Proust » des écoliers américains.
Ces éléments ont pu peser en faveur de Crayola et conduire l’USPTO à infléchir sa position.
Le certificat d’enregistrement de la marque olfactive Crayola
La marque étant à présent déposée, on peut toutefois s’interroger quant à son effectivité :
- De quelle façon le grand public pourra reconnaître cette « fragrance piquante et aldéhydique combinée à une légère odeur de cire d’hydrocarbure et d’argile terreuse » d’une autre senteur de cire émanant d’un crayon ?
- Comment les concurrents pourront démontrer que la senteur de leurs crayons est différente ?
- Comment s’assurer que la fragrance exploitée par Crayola ne variera pas par rapport à la fragrance utilisée au jour du dépôt de la marque ?
- Surtout, comment les tribunaux apprécieront l’identité de deux fragrances dans un procès en contrefaçon ? A quel stade de ressemblances retiendront-ils la contrefaçon par imitation ?
Tant de questions sans réponses que l’Union européenne se refuse d’avoir à se poser.
Marques olfactives en Europe
Across the pond, la situation est nettement moins favorable aux marques olfactives, comme l’illustre quelques décisions célèbres.
Herbe fraîche coupée
En 1999, l’office des marques européen accepta l’enregistrement d’une marque olfactive sentant « l’herbe fraiche coupée » pour des balles de tennis (OHMI, 11/02/1999, R0156/1998-2). Cette marque n’est toutefois plus en vigueur.
Cannelle
En 2002, la Cour de Justice de la Communauté Européenne se prononça sur une marque olfactive correspondant à la substance chimique pure du Methylcinnamat, à savoir la senteur de cannelle (CJCE, 12 décembre 2002, Sieckmann, C-273/00).
La CJCE posa le principe qu’une marque olfactive peut être déposée, même si à l’époque le droit européen exigeait une représentation graphique.
La voie de la protection n’est pas fermée pour la marque olfactive, à condition que sa représentation graphique soit possible, par exemple « au moyen de figures, de lignes ou de caractères, qui soit claire, précise, complète par elle-même, facilement accessible, intelligible, durable et objective » (point 55).
Dans cette affaire, le requérant avait reproduit la formule chimique du Methylcinnamat :
Il avait également déposé un échantillon de cette substance chimique dans un laboratoire.
Mais la Cour avait jugé que « peu de personnes reconnaîtraient, dans une telle formule, l’odeur en question. » et qu’« une formule chimique ne représente pas l’odeur d’une substance, mais la substance en tant que telle, et n’est pas non plus suffisamment claire et précise. » (point 69).
Fraise mûre
Le Tribunal de première instance de la Communauté européenne a également jugé (TPICE, 27 octobre 2005, T-305/04, Eden SARL c/ OHMI) que la demande de marque olfactive décrite comme une « odeur de fraise mûre » et assorti de l’image d’une fraise mûre ne remplissait pas cette exigence de représentation graphique.
Le Tribunal avait notamment retenu – à l’appui d’une étude scientifique – que « l’odeur de fraise varie d’une variété à l’autre. Par conséquent, la description « odeur de fraise mûre » pouvant se référer à plusieurs variétés et partant à plusieurs odeurs distinctes, n’est ni univoque ni précise et ne permet pas d’écarter tout élément de subjectivité dans le processus d’identification et de perception du signe revendiqué. »
Le nouveau droit européen
Avec l’adoption du Paquet Marques (Règlement n°2015/2424 et Directive n°2015/2436), le droit de l’Union européenne a abandonné l’exigence d’une représentation « graphique » pour la marque.
La porte est ainsi laissée ouverte aux marques olfactives. Du moins, entr’ouverte puisque sont refusés comme représentation de la marque olfactive : la description écrite d’une odeur, la formule chimique de la senteur, le dépôt d’un échantillon de la fragrance.
L’INPI résume assez bien la situation actuelle sur son site internet :
« Peut-on déposer une odeur ou un goût en tant que marque ? Les signes olfactifs ou gustatifs doivent, comme toutes autres formes de marques, être représentés afin que les autres personnes puissent en déterminer l’objet et l’étendue. Cette condition est techniquement très difficile à remplir et ne permet donc pas qu’une odeur ou un goût soient protégeables à ce jour. »
Circulez, il n’y a rien à sentir !